10.12.12

La tradition des grotesques




1. Catherine Auguste, Grotesque, Meuble Peint, Nîmes, 2012

" Les grotesques sont une catégorie de peinture libre et cocasse inventée dans l'Antiquité pour orner des surfaces murales où seules des formes en suspension dans l'air pouvaient trouver place. Les artistes y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de la fantaisie extravagante d'artiste : ils inventaient ces formes en dehors de toute règle, suspendaient à un fil très fin un poids qu'il ne pouvait supporter, transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries et d'extravagances. Celui qui avait l'imagination la plus folle passait pour le plus doué. "

Giorgio Vasari, "Introduction technique", De la peinture (c. 1550), chapitre XIV

Des grottesques aux grotesques

Vasari nous propose ici une définition des grottesques directement inspirée du texte de Vitruve (De Architectura) écrit seize siècles plus tôt. Car en effet, les grottesques sont une tradition artistique remontant à l'Antiquité romaine. L'Italie sera le point de départ de cette "renaissance" avec la découverte de décors antiques dans les sous-sols de la Domus Aurea, palais somptueux de l'empereur Néron à Rome.

Nous sommes à la fin du XVe siècle, époque où le goût pour l'Antiquité s'est largement aiguisé : les fouilles archéologiques se multiplient, les artistes recopient les stucs et les sculptures exhumés.

La Domus Aurea est miraculeusement préservée car elle avait été enfouie rapidement sous les thermes de Trajan au IIe siècle. Le déblaiement est progressif car volumineux. Les voûtes, puis les murs et enfin les décors audacieux se révélent peu à peu à la lueur des torches. Les visiteurs se croient à l'intérieur de grottes d'où le mot "grottesques" pour désigner ces décors fantasques. Ce terme s'impose au fil du temps avec une modification orthographique d'importance, liée à l'évolution stylistique au cours du XVIe siècle : "grottesque" va perdre un "t" et devenir "grotesque".

Un contexte favorable à cette " renaissance " à la fin du XVe siècle

Une conjonction de circonstances permet l'entrée en scène et surtout la large diffusion de la grottesque dans tous les domaines de l'art :

Le retour à Rome au XVe siècle des papes exilés en Avignon. Ils se trouvent confrontés à une ville ruinée, démunie de tout prestige artistique et indigne de la première ville chrétienne. Davantage intéressée par l'art et l'archéologie que par les questions religieuses (nombre de papes et de cardinaux qui se sont succédés venaient de grandes familles où l'esprit humaniste régnait), la cour pontificale commandite les artistes les plus illustres : Le Pérugin, Ghirlandaio, Signorelli, Botticelli, peu après Giovanni da Udine et Raphaël. Tous travaillent déjà dans les cours de Milan, Padoue, Florence, Pise ou Ferrare, véritables centres créatifs et humanistes.

L'omniprésence des vestiges antiques à Rome plus que partout ailleurs imprégne profondément la sensibilité et entraîne sans doute l'émergence d'une unité ornementale. Déjà le sculpteur Donatello ou le peintre génial Mantegna étaient dotés d'une véritable formation d'archéologue. C'était dans l'air du temps. On a d'ailleurs trouvé des graffiti-signatures sur les murs de la Domus Aurea de Ghirlandaio, de Fillipino Lippi, de Pinturicchio… montrant ainsi leur intérêt pour ce style ornemental qu'ils ont copié, interprété et largement diffusé.

Le développement de l'estampe et de la gravure aide la propagation rapide des motifs à grottesque copiés ou réinventés. Au tout début du XVIe siècle la documentation est déjà abondante. On l'utilise pour le report des motifs dans la peinture murale, la tapisserie, l'orfèvrerie… La plupart des graveurs italiens ont fréquenté l'illustre Mantegna ou subit l'influence de Dürer. En France, à la moitié du XVIe siècle, Jacques Androuet du Cerceau émerge de l'anonymat grâce à François Ier laissant des recueils de planches d'inspiration italienne et flamande.

L'Europe du XVe siècle, en " crise existentielle ", penche tantôt vers des idées d'humanisme tantôt vers un mysticisme exacerbé ; la quête d'une modernité pointait. Dans cette période si contradictoire, les artistes répondent à de nouveaux commanditaires enrichis par l'expansion commerciale et désireux de luxe. Les grottesques dénués d'allusion religieuse et porteur d'une totale nouveauté répondent à cette volonté de modernité et de nouvelle aventure.

Evolution stylistique, la grottesque perd un " t "

Des grottes de la Domus Aurea, on adopte le terme affectif de " grottesque " pour qualifier un genre ornemental tout entier redécouvert. Au cours du XVIe siècle le glissement stylistique des décors transforme l'orthographe en grotesque le chargeant ainsi du sens de comique, ridicule voire insupportable. La force du grotesque est de pouvoir englober toutes les formes imaginatives de l'ornement passant ainsi des fantaisies d'un Pinturicchio aux charmes légers d'un Raphaël ou à la folie des structures molles d'un Cornelis Floris d'Anvers. Les influences Nord-Sud sont incessantes par le biais des gravures et du voyage des artistes conduisant ainsi à une constante surenchère créative. Les ressources sont donc multiples :

• bizarreries, drôleries ou monstres largement présents dans les manuscrits de l'Europe du Nord du XIVe siècle,

• rinceaux habités, longues tiges d'acanthe ou de vigne à l'enroulement infini où fourmille toute une faune à échelle variable,

• singeries et chinoiseries du XVIIe siècle qui marquent le passage à l'arabesque

Mais deux lois fondamentales, clairement définies par André Chastel, nous permettent de toujours les reconnaître :

• la négation de l'espace, il s'agit d'un monde sans poids, sans épaisseur articulé selon un mélange de rigueur et d'inconsistance ; une architecture de la suspension et du vertige,

• et le démon du rire fondé sur le jeu et la combinaison de formes hybrides mi-végétales, mi-animales ou mi-humaines qui surgissent dans un foisonnement vivant. Ce sont des formes de la pure imagination où la fantaisie peut aussi se transformer en folie.

Quelques peintres

Luca Signorelli (1445-1523), héritier de Piero della Francesca, chapelle Saint-Brice à la cathédrale d'Orvieto en 1499-1504

Filippino Lippi (1457-1504), chapelle Carafa de l'Eglise de la Minerve de Rome en 1486-1493 pour les candélabres des pilastres de soubassement, chapelle Strozzi à Santa Maria Novella de Florence

Bernardino Pinturichio (1454-1513), appartements Borgia au Vatican à Rome, bibliothèque Piccolomini à la cathédrale de Sienne, l'un des premiers à pratiquer le décor à grottesque

Raphaël (1483-1520), élève du Pérugin, architecte en chef et surintend ant des édifices à la cour pontificale, Villa Madame, Loges du Vatican à Rome ; un des représentants de la grottesque de style " néronien "

Giovanni da Udine (1487-1561), collaborateur de Raphaël pour les Loges du Vatican à Rome et de Jules Romain à Mantoue

Le Primatice (1504-1570), installé en France, élève de Jules Romain, dirige le chantier du château de Fontainebleau après la mort du Rosso

Quelques graveurs

Nicoletto da Modena et Giovantonio da Brescia, nombreuses planches de grottesques vers 1500-1515 qui permettront la diffusion par la gravure

Veneziano (Agostino Musi) un des graveurs les plus actifs du début XVIe siècle, influencé par Dürer, il publie des gravures à grottesques proches de celles de Giovanni da Udine dans les Loges vaticanes

Jacques Androuet du Cerceau (1510-après 1584), graveur français qui a une grande influence par ses publications gravées : le recueil des Grandes Grotesques en 1562 présente des planches décoratives pleines de fantaisies et baroquisantes

Illustrations
Luca Signorelli, Chapelle Saint Brice, cathédrale d’Orvieto, 1499-1504
Bernardino Pinturichio (1454-1513), chapelle Rovere, Santa Maria del Popolo, Rome, vers 1509
Veneziano, Rinceau habité, gravure réalisée d’après un modèle d’antique, Rome, 1536
Jacques Androuet du Cerceau, décor vertical où se mélangent des créatures fantastiques, des masques et des êtres hybrides, 1550
Cornelis Van Bos, Pays-Bas, 1550, détail d'un cortège parodique : l'impuissance à progresser et la dérision les fêtes de rue. C'est le monde du songe et des chimères. Les oiseaux des graveurs flamands sont souvent irréels à la différence de Raphaël qui les traite de façon naturaliste dans les Loges du Vatican.



2. Franz Fenris, Les Grotesques, Meuble Peint, Canouville, 2012

Il est des personnages étranges dont les membres feuillagés font volutes. D’autres reposent sur des jambes caprines ou serpentiformes. Leur buste humain soutient une tête canéphore, souvent jeune. Un oiseau, parfois en vol, tire sur un ruban duquel pend une somptueuse guirlande de fruits. Ici une Victoire. Au bout enroulé de son aile se suspend la quenouille vrillée d’un nuage de fumée qu’un vase antique laisse échapper. Là un satyre. Quelques serpents, chiens, chèvres. Plus bas des enfants joufflus jouent. Ceux-ci ignorent, au dessus d’eux, l’énorme tête grimaçante qui n’a pour corps que les bouillonnements d’une barbe furieuse, végétale. Plus loin, un portique aux colonnes filiformes encadre une scène mythologique. Un petit dragon, ou un astrolabe, complètent le tableau.
Un monde sans profondeur ni perspective, où, bien souvent, tout est relié par un fil, un bout de ruban, la crosse d’une tige végétale.
Tel est l’univers dans lequel nous nous proposons de plonger, et de montrer qu’en dépit d’une apparente incohérence, ces décors obéissent à des règles et appartiennent à l’époque qui les a réinventés.

Historiquement, ces décors que l’on nomme « les grotesques » prennent leur origine dans les fantaisies peintes dont la Rome antique avait couvert les murs et les plafonds de ses palais. Après plus de mille ans d’oubli, stimulée par le renouveau des valeurs formelles classiques qui caractérise la Renaissance, l’Italie du quinzième siècle retrouve son passé et multiplie les recherches archéologiques. Ce type de décor nouveau présente une certaine longévité. Au Moyen Age, il se trouve confondu dans une mare magnum d’interférences et n’a pas encore pris son existence propre. Le XVIe siècle constitue son âge d’or par l’ampleur spectaculaire qu’il prend dans les décors peints des palais. L’ère baroque en fait la critique mais lui maintient toute sa vigueur. Il connaît plus de légèreté à l’époque Rococo qui en fait des « arabesques » par orientalisation ; et le néoclassicisme en refait une mode qu’une certaine officialisation finit par épuiser au XIXe siècle. Nous ne considérons ici que la période Renaissance.

Décor antique

Le vocabulaire qui, pour part, caractérise les décors de grotesques, existait donc déjà sous l’antiquité. La décoration romaine du second style (100-20 av. JC) présentait par exemple déjà des coupes de fruits, des masques, et des perspectives architecturales s’ouvrant rythmiquement sur d’autres édifices ou sur des paysages. Déjà l’on trouvait peintes sur les murs des palais des créatures hybrides anthropomorphes (sirènes, satyres, centaures) ou zoomorphes (chevaux ailés, griffons). L’abondance des hybridations illustrait déjà un imaginaire de la transformation (Ovide compose ses Métamorphoses avant l’an 8 ap. JC). Les candélabres remplaçaient peu à peu les colonnes.
A Herculanum, l’on trouvait des architectures filiformes, des trompe-l’œil et un aplatissement des volumes dans lesquels l’audace des inventions s’est accentuée jusqu’à l’apogée du 4ème style (de 41 à 79 ap. JC). Déjà, ces décors étaient soumis à la critique. Quoique la morale antique (Aristote, Empédocle) acceptât la copie de la nature, Vitruve comme Horace jugeaient les fantaisies des décors des palais romains comme étant le reflet de la corruption des princes et voyaient dans ces peintures le résultat des songes délirants d’hommes malades. Platon condamnait tout simplement toute représentation.

Quattrocento

Au quinzième siècle, le renouveau de l’art classique en Italie, qui définit pour part la Renaissance, s’exerce au départ peu par la peinture, rare, ou seulement par des descriptions littéraires d’auteurs anciens. Le répertoire de la sculpture décorative (essentiellement des bas reliefs) est par contre abondant (sarcophages, arcs de triomphe, portes et théâtres), et génère des décors, souvent en grisaille, cantonnés aux éléments d’encadrement de tableaux et de fresques, avec une préférence pour les éléments verticaux (piliers, lésènes, pilastres) que l’on couvre de rinceaux, candélabres, guirlandes et trophées militaires (Pinturicchio, Mantegna). L’influence romaine intègre encore une part de fantastique médiéval, qu’elle mêle aux dauphins, satyres, et harpies classiques. La naissance du décor de grotesques est par ailleurs alimentée par la tradition de l’art des marginalia, lettres et marges ornées des manuscrits médiévaux, où grouille toute une faune monstrueuse.

Structurellement, la prolifération des grotesques se réalise sur deux axes : l’axe vertical par les empilements de la construction en candélabre ; l’axe horizontal par les volutes et les contre volutes des suites de rinceaux habités.

L’engouement pour le décor à l’antique est lent, progressif, et se trouve alimenté à la fin du siècle par la découverte fortuite d’un corpus nouveau. Alors que toute l’Italie, et notamment Rome, est à la recherche de ses vestiges, un promeneur, vers 1480, est tombé dans un trou, non loin du Forum. On inspecte la cavité et découvre, à lueur d’une torche, des peintures. On ignore alors qu’il s’agit là d’un palais néronien somptueux, la Domus aurea, dont les salles avaient été comblées, plutôt que détruites, lors de la construction des thermes par Trajan, au début du deuxième siècle de notre ère. Un oubli de presque quatorze siècles et la privation de lumière en ont préservé intacte la décoration peinte.
Le déblaiement des salles immenses dure environ 25 ans et, à mesure que progresse l’excavation, laissant voir d’abord les voûtes, puis les parois, les artistes du temps contemplent, fascinés, et dessinent à la lumière des torches, ces décors dont la légèreté et la fantaisie répond bien au goût du moment.
Qu’y voient-ils ? Des agencements de paons, d’hippocampes, de griffons et autres êtres hybrides, de frises de rinceaux, fins candélabres, tableautins et scènes mythologiques, de caissons et différents cadres. Des enchaînements disparates qu’ils pensent être des hiéroglyphes et tentent d’interpréter. Mais surtout, une spontanéité du geste peint, une légèreté du détail, un usage nouveau du fond de couleur. Il ne s’agit pour eux alors que de grottes, lugubres et étranges, dans lesquelles ils viennent pique-niquer de vin et de pommes, et ils nomment eux mêmes « grottesques » les compositions qu’ils en tirent au service de la décoration des palais que les puissants leur commandent.

Ces artistes sont Pérugin, Pinturicchio, Luca Signorelli, Sodoma, Filippino Lippi, qui, peu à peu, font sortir les éléments antiques des bandes d’encadrement pour constituer des décors pour des surfaces plus vastes comme les pendentifs et voûtains, sur fonds or, rouges, bleus ou noirs.

Affirmation d'un nouveau style

Si cette découverte archéologique majeure influence graduellement les productions peintes de la fin du quattrocento, un tournant stylistique flagrant semble s’opérer autour de l’atelier de Raphaël. Après leur exil en Avignon, le retour des papes dans la ville éternelle au XVe siècle fait de Rome, alors dénuée des fastes que sa position de première ville de la Chrétienté réclame, le terrain de toutes les commandes. Afin d’élever Rome au rang qu’elle mérite, le pape s’entoure des meilleurs artistes, dont Raphaël. L’acceptation des nouveaux décors « à l’antique » par les commanditaires contribue certainement à la consécration officielle des grotesques. Or, l’enthousiasme des artistes travaillant au Vatican auprès de Raphaël (notamment Giulio Romano, Giovanni da Udine, puis Perino del Vaga) conduit à la création de décors pour le Cardinal Bibbiena, ou pour les loges du Vatican totalement inspirés par la nouvelle découverte archéologique.

Dans la Loggetta du Cardinal Bibbiena, Giovanni da Udine ajoute au répertoire néronien des notations naturalistes (chèvres, poissons, oiseaux…). Avec les Loges du Vatican, la circonscription des décors par des cadres permet leur contrôle, s’oppose à l’anarchie que leur fantaisie ferait craindre et donc les rend compatibles avec les préceptes religieux, quoique l’Eglise en ait toujours critiqué l’étrangeté. L’imaginaire de la Renaissance obéit aux règles précises d’une logique apparente (rythmes de cadres) et n’utilise qu’une petite partie de tout le merveilleux médiéval des marginalia des manuscrits et des décors de cathédrales. On passe du monstrueux menaçant à l’hybride quasiment familier.
Avec Raphaël, les dissonances sont harmonisées, les excès tempérés, et commence une diffusion à grande échelle. L’usage des grotesques chez soi devient signe de distinction et de culture. Le XVIe siècle devient le siècle des grotesques par antonomase. Le sac de Rome en 1527 par les troupes de Charles Quint disperse les artistes et contribue à répandre les nouveaux décors. Giulio Romano à Mantoue, Perino del Vaga à Gènes, multiplient les inventions. Encore à Rome, ils dessinent déjà tous deux à l’attention de tous les artisans des arts décoratifs. Il faut alors souligner le rôle de diffusion des graveurs (Marcantonio Raimondi travaille aussi auprès de Raphaël entre 1510 et 1520), et notamment les graveurs des années 30 (Agostino Musi dit Veneziano et Enea Vico). Des murs des palais, les grotesques envahissent tapisserie, céramique, arts du métal, et tous les objets présentant une surface à décorer.

Maturation

La seconde moitié du cinquecento est le lieu de la production de décors extrêmement aboutis ayant contribué à la création d’un style fort que les réflexions morales, comme nous le verrons plus loin, sont venues toujours étayer ou discuter. Ici et là, l’usage systématique des grotesques sur fond blanc recule parfois pour l’usage, dans les salles de représentation, de la polychromie, du stuc, ou de scènes narratives, que celles-ci soient allégoriques, historiques ou mythologiques, voire même de paysages. Elles prennent alors toute leur importance dans les vestibules appelés « atriums », dans les cabinets de travail, sur les corniches, où s’épanouissent virtuosité, rapidité d’exécution et inventions architecturales de plus en plus délirantes.

Codification

S’il est impossible d’interpréter à la lettre les compositions de grotesques comme des hiéroglyphes ou des rébus, l’âge d’or qu’elles connaissent à la Renaissance s’accompagne d’un désir de sémantisation et de rapprochement avec d’autres langages symboliques.

On y mêle volontiers des signes connus dans un but panégyrique et allégorique : emblèmes familiaux ou héraldiques comme les boules des Médicis ou la tiare et les clés papales ; références métaphoriques comme une flèche atteignant sa cible ou le lys de la Vérité pour illustrer les qualités personnelles d’un commanditaire ; caractères hiéroglyphiques et références à l’alchimie, comme au plafond de la bibliothèque de l’abbaye de San Giovanni Evangelista de Parme, dans un essai de représentation symbolique de l’ensemble des connaissances du moment ; enfin utilisation des fables d’Esope qui permettent d’insérer un sous-contenu moralisant au sein de l’apparente désorganisation du vocabulaire néronien, comme pour en racheter l’emploi.

La quête de sens prend aussi d’autres visages. Ainsi la réunion de divers objets autour d’un même thème qu’incite la mode du collectionnisme attachée à celle des Wunderkammern (comme aux plafonds peints des corridors de la galerie des Offices), cultive les détails naturalistes, et accumule objets domestiques et archéologiques.
Des éléments du décor font parfois référence au contenu (Offices) ou à l’usage des pièces (Villa Caprarola).
Et si le mot « grotesque », comme adjectif, ne prend son sens péjoratif de ridicule, outré, qu’au XVIIe siècle, le grotesque y est rare, quoiqu’on admette le cocasse, s’il est au service de la truculence. On a par contre souvent établi un lien entre les grotesques et la littérature burlesque de l’époque, notamment avec le genre poétique macaronique.

Nous avons mentionné plus haut la réserve que l’Eglise manifestait envers les grotesques. On les lie d’abord au côté caverneux et lugubre de ce que l’on croyait encore être des grottes lors des fouilles de la Domus aurea. On leur attribue ensuite la mauvaise réputation attachée aux extravagances décadentes de Néron.
A la suite des moralisateurs antiques, l’imagination débridée dont elles témoignent est perçue par la critique post-tridentine comme improbable, mensongère, donc fausse et immorale, sans compter leur paganisme évident. Il a fallu les talents d’un Antonio Francesco Doni pour les défendre en soutenant qu’elles ne sont qu’à la limite du réel, comme des formes bizarres de la nature, exceptionnelles mais possibles. La codification morale se fait alibi. On invente des règles d’association morphologique pour la construction des hybrides. Ces règles, exprimées par Francisco de Hollanda (1540), puis reprises par Paolo Lomazzo (1584), expliquent qu’une certaine vraisemblance s’impose et l’on bannit le monstrueux hors nature et le démoniaque. L’on avance encore que les grotesques répondent au principe même du maniérisme, par lequel l’art n’est pas uniquement imitation mais artifice, donc licence, que l’intellect doit corriger en une création raffinée et sage, à mi-chemin entre réel et imaginaire. Pirro Ligorio (1570) discute de l’utilité et du danger d’apporter sens à un décor. Le siècle joue ainsi de constants allers et retours entre les interdits des tenants rigides de la Contre-réforme et la liberté des peintres dont la fantaisie s’accroît dès lors que la possibilité leur est offerte.

Il faut enfin dire un mot des règles de construction du décor de grotesques mises au jour par Philippe Morel (1998), et qu’il nomme les « figures du paradoxe ». L’auteur souligne, en plus de l’utilisation aberrante des lois de la pesanteur et de l’équilibre, une certaine accentuation de contrastes dynamiques : rapports de forces disproportionnés, tiraillements de forces contraires. Il décrit encore des relations dynamiques entre des êtres pétrifiés et des statues vivantes, notamment à Torrechiara.

Mutations

L’Italie n’est bien sûr pas le seul théâtre de ces inventions. Un va et vient incessant entre nord et sud s’opère. France, Allemagne et Pays-Bas participent au jeu. L’Italie influence les pays du nord et ceux-ci, en retour, après avoir donné au nouveau style son expression locale, enrichissent les compositions italiennes. En France, Rosso Fiorentino et Francesco Primaticcio traduisent à Fontainebleau le nouveau style en trois dimensions en accordant une place majeure au jeu de bandes ajourées et parfois enroulées que l’on nommera « cuirs découpés ». Cette production locale originale ré-influencera le sud, dont elle a conservé tout le vocabulaire des ignudi, putti, faunes, mascarons, vases, termes, canéphores et encarpes. Jacques Androuet du Cerceau commet deux recueils de grotesques (en 1550 et 1562) et diffuse le genre italien. René Boyvin et Léonard Thiry apportent un accent angulaire très français. Etienne Delaune grave pour les arts du métal.

A Nuremberg, Peter Flötner, entre autres, apporte une note plus nordique. Les pays germaniques associent rapidement les grotesques aux mauresques. En Flandres l’on réalise les tapisseries d’après les dessins de Raphaël ou de Perino del Vaga. En Hollande, Cornelis Floris réalise une fusion synthétique entre les cuirs découpés de Fontainebleau et les édicules et prosceniums des architectures néroniennes. Cornelis Bos, crée des triomphes dans un esprit carnavalesque, dans lesquels les cuirs se transforment en lames de métal d’allure molle… on est alors très loin de Raphaël. Les Pays-Bas sont aussi le lieu d’une expression unique qui donne aux grotesques un visage d’une inquiétante organicité.

Illustrations
Masséot Abaquesne, gourde à décor de grotesques, faïence, Musée de la Céramique, Sèvres
Vitrail à décor de grotesques, grisaille et jaune d’argent, Musée National de la Renaissance, Château d’Ecouen
Constructions symétriques en candélabre où Victoires affrontées reposent sur des volutes, Maison de Livie sur le Palatin, Rome
Pietro Vannucci dit Pérugin, voûte de la salle des Audiences, Collegio del Cambio Pérouse, vers 1500
Luca Signorelli, 1499-1504, registre inférieur des parois de la chapelle San Brizio, cathédrale d’Orvieto
Raphaël et son atelier, détail d’un pilastre, les Loges, Palais du Vatican, 1517-19
Agostino Musi dit Veneziano, gravure tirée d’un recueil de grotesques, vers 1520
Palazzo Vecchio, Florence
Alternance des fonds blancs et rouge foncé, avec insertion de scènes narratives
une voûte du Palazzo della Corgna, Castiglione del lago
Villa Médicis, studiolo du cardinal Ferdinand de Médicis décoré par Jacopo Zucchi de fresques représentant des allégories des saisons et plusieurs fables d'Ésope
Villa Caprarola, Viterbe Sale di Giove vers 1575
Torrechiara, salon des Acrobates par Cesare Baglione, 1580-84, Castello Sforza di Santa Fiora
Décor dans la cuisine du palazzo Vitelli à Sant’Egidio, Città des Castello, Pérouse, par Giovanni Antonio Paganino
Cornelis Bos, Triomphe, détail de gravure, vers 1550
Jacques Floris, Pays-Bas, détail de gravure, XVIe siècle


Bibliographie

André Chastel, La Grottesque, Paris : Edition Le Promeneur, 1988

Philippe Morel, Les Grotesques, les figures de l'imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Paris : Edition Flammarion, Collection Champs, 2001. Le mot grotesque devient au XVIIe siècle un qualificatif essentiellement négatif, synonyme de bizarre, de ridicule ou d'extravagant. Mais il fut d'abord employé dès le début du siècle précédent pour désigner des peintures murales largement inspirées des fresques et des reliefs antiques, auxquels s'ajoutaient parfois des réminiscences des marginalia gothiques. Ce genre décoratif connut un immense succès tout au long du XVIe siècle, d'abord en Italie, puis un peu partout en Europe, en s'étendant à la sculpture, à la gravure et à bien d'autres techniques.
Partant de motifs et de schémas essentiellement antiquisants, le langage des grotesques s'est progressivement détaché de cette référence figurative en s'inspirant de diverses matrices culturelles contemporaines. C'est donc l'analyse de ces voisinages déterminants et de ces relations constitutives qui permet de rendre compte du fonctionnement multiple de ce langage apparemment incohérent, et d'en dégager la spécificité historique et la densité culturelle : le rapport à la tradition hiéroglyphique, au collectionnisme éclectique et à l'esthétique de l'abondance, la littérature burlesque, la logique épistémique des hybrides ou la construction rhétorique et paradoxale des compositions apportent autant d'éclairages décisifs sur les nombreux décors pris en considération.

Alessandra Zamperini, Les Grotesques, Editions Citadelles et Mazenod, 2007. Vasari définit les grotesques comme un genre de peintures libres et cocasses, inventé dans l'Antiquité pour orner les surfaces murales. Il a pour principaux motifs des rinceaux végétaux, des candélabres, des figure humaines, mythologiques, animales ou hybrides - insolites ou fantastiques - disposés sans aucune logique apparente, narrative ou spatiale. Après la découverte de la Domus Aurea, en 1480, les grotesques connurent un extraordinaire succès, consacré par leur emploi dans les Loges du Vatican, décorées vers 1518 par Raphaël et son atelier. Elles devinrent une composante essentielle de la décoration des monuments profanes et religieux, envahissant, par exemple, le palazzo Grassi et le musée Correr à Venise, la Farnésine à Rome, le palais Caprarola, le palais Giulio Gonzaga à Mantoue, les Offices à Florence, le monastère de Monte Oliveto Maggiore près de Sienne, etc. La France fut l'un des pays les plus sensibles à l'influence des grotesques. François Ier, entre autres, fit décorer sa galerie à Fontainebleau en 1531. Pour la première lois, un ouvrage richement illustré donne un aperçu de toutes les tendances de ce genre pictural original.

Site Français du Meuble Peint
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